Ainsi s'en va l'automne

Publié le par Harmonie

Exercice n°67 de la communauté écriture ludique.

Je ne sais pas pourquoi j'avais accepté l'invitation. J'avais entendu sa voix sirupeuse au téléphone, et j'avais ressenti le même agacement que devant ces vitrines de Noël surchargées de rubans qui commençaient à apparaître dans les grands magasins. Trop de sucre, de douceur artificielle, qui m'écoeurait. Pas envie d'aller à ce fichu dîner.
Mais il était vrai que je n'étais pas sorti depuis longtemps. Dans mon studio s'entassaient des piles de livres en équilibre instable, du linge sale roulé en boule dans un coin, des assiettes remplissant l'évier. Il y avait des jours que je n'avais pas ouvert l'unique et minuscule fenêtre. J'étais en train de me momifier vivant. D'un coup j'en ai eu marre, alors sans réfléchir, j'ai dit que je viendrais.
Evidemment, je l'ai regretté de suite, mais ce qui est dit est dit, et, au moins, je n'ai jamais manqué à ma parole.
J'étais donc devant chez elle pour vingt heures. Je tenais encore à la main ce journal gratuit abandonné sur la banquette du métro par un précédent voyageur et qui m'avait appris - comme si je ne m'en serais pas douté tout seul - que pendant que je ne lui avais prêté qu'une attention distraite le monde avait continué à empirer. Comme quoi il n'avait pas besoin de moi pour s'enfoncer.
J'ai vu tout de suite que je faisais tache. Les autres invités hommes étaient tous en costume, les femmes en robes longues et talons tellement pointus que je me demandais comment elles faisaient pour tenir debout. Autant dire que mon jean et mon pull à col roulé ne se fondaient pas vraiment dans le décor.
Isabelle m'a bien sûr accueilli avec de grandes démonstrations d'amitié. Les étreintes sont à la mode, il faut croire. Il y a des gens, quand ils vous ouvrent leurs bras, vous avez l'impression d'y être les bienvenus tant ils débordent de chaleur humaine ; d'autres où ce même geste ne fait que masquer la froideur naturelle. Isabelle en a profité pour siffler - comment fait-elle pour siffler en gardant les lèvres souriantes ?- "Tu aurais pu faire un effort quand même".
"Je suis venu" ai-je sèchement répondu. Elle a froncé les sourcils mais n'a rien dit.
Je me suis glissé dans un coin, ai pris une coupe de champagne, ai à peine trempé mes lèvres dedans. J'ai regardé les autres évoluer dans le salon, à l'aise sous les lustres scintillants et reflétés mille fois dans les grands miroirs. Je suis tellement étranger à cet univers. J'ai fini par étouffer, ce luxe affirmé me semble presque indécent, et je me suis réfugié sur le balcon.
J'ai sorti une cigarette et mon briquet. La première inhalation m'a calmé. J'ai soufflé la fumée et l'ai regardée s'envoler. Une feuille s'est détachée de l'arbre voisin et a tourbilloné dans la nuit.
" Ce n'est pas bien de fumer vous savez".
La voix, fluette, s'élevait timidement de derrière la fenêtre. J'ai plissé les yeux pour apercevoir la silhouette de la jeune femme, presque une fillette encore à qui elle appartenait.
"Je ne crois pas que ma santé vous regarde vraiment". J'avais voulu être désagréable mais je ne pouvais me défaire d'une certaine forme d'amusement.
"Je me fiche de votre santé, a-t-elle continué d'une voix plus assurée, mais je trouve dommage de gâcher la clarté des nuits d'automne ainsi.
- Je ne vous oblige pas à rester."
Elle a froncé légèrement les sourcils, m'a gratifié d'une révérence moqueuse, et est rentrée dans le salon. Je suis resté seul. Les volutes de fumée m'on soudain parues déplacées, et j'ai écrasé ma cigarette sous mon talon.
La clarté des nuits d'automne. Quelle clarté ? La nuit n'existe plus. L'homme, cet animal rationnel qui craint tant de s'abandonner au rêve, a tellement peur du noir qu'il s'est efforcé de domestiquer la nuit. Plus de ténèbres propices à l'enchantement, plus d'obscurité où peuvent se terrer les monstres issus de nos imaginations, juste une lumière glacée de lampadaires tous régulièrement alignés, qui parviennent à détruire la source de tout mystère. La clarté des nuits d'automne tu parles.
Isabelle est venue me chercher. Ils allaient passer à table. Je ne sais pas pourquoi il était important pour eux que je vienne aussi. Je me suis placé là où on me l'a dit, j'ai regardé les assiettes superposées, les couverts étalés, et j'en ai conclu que ça allait être très long. J'ai cherché du regard l'adolescente au longs cheveux, elle n'était pas loin de moi mais elle ne m'a pas accordé un regard. J'ai soupiré.
Les conversations tournaient autour des dernières collections de mode, de l'état du monde (qui semblait pire que ne le laissait entendre mon journal gratuit) et de la mauvaise éducation des jeunes d'aujourd'hui. En les voyant je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils ne pouvaient comprendre les problèmes de la jeunesse, eux qui avaient dû être vieux dès leur naissance.
Un des convives a fini par se rendre compte de mon silence. Voilà encore quelque chose qui m'horripile, cette chasse au silence actuelle. On n'a plus le droit de se taire et d'écouter, il faut toujours avoir une opinion et être capable de la dire, si possible plus tôt et plus fort que le voisin. Plus personne ne se donne la peine de simplement écouter, sans juger.
"Vous faites quoi dans la vie ?
J'ai grommelé une réponse indistincte. Ma voisine de table a levé le sourcil, et à l'autre bout Isabelle m'a fusillé du regard. J'ai pris mon courage à deux mains :
"J'écris. Je suis écrivain.
- Il ne me semble pas avoir déjà lu quelque chose de vous.
- C'est normal. Je n'ai encore rien publié."
J'ai vu le regard de mon interlocutrice se ternir. Je n'étais pas un bon choix, elle ne pourrait jamais dire à ses amies en sirotant un thé, "tu sais l'autre jour j'ai croisé M. tu sais, le jeune écrivain, un peu débraillé mais si prometteur !".
Ma voisine s'est détournée, et j'ai senti le regard de l'adolescente se poser sur moi. J'espère que mes yeux l'ont foudroyée. J'ai baissé la tête sur mon assiette, et me suis enfermé dans mon mutisme. Je ne comprend pas pourquoi Isabelle m'a invité.
J'ai pris congé dès que je l'ai pu. Isabelle n'a même pas su jouer la comédie du "tu pars déjà ? quel dommage !" correctement. Elle avait trop l'air soulagée pour être vraiment désolée.
J'ai descendu les escaliers quatre à quatre, ai ouvert la porte de l'immeuble avec un sentiment proche de la libération. J'ai marché jusqu'à la Seine, puis ai erré le long des quais. J'ai fini par me poser sur un banc. La lune s'éclatait en morceaux sur l'eau trouble. La clarté de l'automne.
J'ai eu envie de pleurer soudain, et je l'ai fait.
L'homme qui s'est assis à côté de moi ne sentait pas très bon, mais il y avait toute la fraternité du monde dans la bouteille qu'il me tendit. J'en but une longue rasade. Le feu me déchira la gorge.
"Elles sont toutes pareilles tu sais. Elles te prennent le coeur, le font briller comme un soleil, puis un jour se tournent vers un autre soleil, et le coeur des hommes se détache comme la feuille morte. Ainsi s'en va l'automne mon ami"
Ansi s'en va l'automne...
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R
moi non plus je n'ai jamais fumé, mais depuis neuf ou dix ans je ne proteste plus contre les fumeurs, je ne veux pas hurler avec les loups, et au contraire je les défend car la vague de persécution anti-tabac prend un ton qui devient carrèment inadmissible dans un pays civilisé, et qui fait peur. D'ailleurs maintenant que les fumeurs sont devenus comme les juifs en 1940, ce qui m'empeste toutes les fois que je sort ce sont les gaz d'échappement de voiture, curieux qu'on ne les diabolise pas, eux ?
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H
<br /> <br /> C'est bien plus facile de culpabiliser les fumeurs que de s'en prendre aux industriels de l'automobile... Il faudrait appliquer le principe de précaution dans beaucoup, beaucoup de cas, mais les<br /> lobbies sont trops puissants.<br /> <br /> <br /> <br />
R
pas mal !<br /> En particulier bien observé et bien rendu le Talibanisme des anti-tabac, nos nouveaux Gardes-Rouges !
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H
<br /> <br /> Personnellement, je n'ai jamais fumé, et la cigarette me donne envie de vomir. Il suffit que quelqu'un ait fumé dehors, l'odeur s'accorche à ses vêtements, et j'ai du mal à lui dire bonjour tant<br /> l'odeur m'agresse.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Ainsi s'en va l'automne et quand il reviendra.... D'autres se laisseront prendre, ainsi s'en va l'automne............... Feuilles mortes renaîtra, puis retombera !
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H
<br /> <br /> Automne mélancolique, prélude à une (re)naissance...<br /> <br /> <br /> <br />
N
J'aime beaucoup moi aussi. Très réaliste et très bien écrit.AmitiésNicole
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H
<br /> <br /> Merci.<br /> <br /> <br /> <br />
Y
Je confirme j'aime beaucoup !Et dans la fin cette réfléxion ! Si vrai que les meilleurs ne sont pas forcément ceux qui ont le plus de paillettes ! Une certitude même !!!
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H
<br /> <br /> merci Ytaluok. Je partage tout à fait cette opinion.<br /> <br /> <br /> <br />