La Jetée

Publié le par Harmonie

Je sais, cela fait très longtemps, mais voici un texte faisant partie du Cycle du Rêve (comme Les apparus dans mes chemins, Le choix du Rêve  et Sacrifice). Il a pour base l'exercice 59 de la communauté écriture ludique. Il s'agit d'écrire sur cette image de Sylvain Lagarde "the miracle was a fake".


Plus personne ne m'écoute jamais.
Enfin, jamais sérieusement. Plus personne ne me parle non plus d'ailleurs. Jamais autre chose que des "bonjours Rania", "bonne nuit Rania", "tu as faim Rania ?". Et cette manie de se servir de mon prénom comme d'une ponctuation. Comme si je risquais d'oublier qui je suis si cela ne m'était pas répété toutes les phrases.
Comme si je n'étais plus qu'une pauvre infirme, une attardée, et qu'il fallait prendre soin d'articuler soigneusement chaque syllabe en me regardant bien en face. Non, en fait, je crois qu'ils m'imaginent sourde.

Evidemment, ils n'ont pas entièrement tort. Je ne pourrais plus soutenir aujourd'hui une conversation d'un certain niveau. Moi qui étais la technicienne la plus experte de tout le Centre, aujourd'hui je ne trouverais pas même l'emplacement du bouton d'allumage des ordinateurs.
Il y a tellement de choses que j'ai oubliées.
J'ai oublié plus de choses que d'autres n'en ont appris durant toute leur vie.

Cela ne me rend pas triste. Il y a longtemps que je ne suis plus triste. Il fut un temps où j'aurais été triste. Un temps où j'étais la meilleure, et où j'en avais conscience. Ils disent que le Rêve m'a changée. Que c'était une erreur de me faire passer les tests. Que j'en savais trop, et que je ne pouvais m'abandonner. Mais c'est pour cela que je m'étais proposée. Du moins officiellement. Parce que j'avais travaillé sur le Rêve, que j'avais contribué à sa mise en place, que je savais tout de son fonctionnement. Enfin, tout ce que nous savions, c'est-à-dire finalement très peu. Parce que je ne vivais plus depuis longtemps que pour le Centre. parce que j'étais une technicienne, une de celles qui savaient, et non une réfugiée comme une autre, interchangeable, vivant dans la crainte que l'asile offert par le Centre ne cesse et que je ne me retrouve perdue à l'extérieur. Non, moi j'étais une experte. Formée à mon travail. Capable de gérer les machines, de tout gérer. Un esprit froid et méthodique.

J'ai dit que je devenais vieille. Que je n'étais plus aussi rapide qu'avant. Que mes doigts n'avaient plus la coordination d'autrefois. Qu'un jour viendrait où je serai plus un poids qu'une aide. Mais que j'étais encore solide, encore consciente, et que je devais passer les tests. Après tout, je connaissais si bien le Rêve. Sans doute que je saurais en sortir. Ils ont fini par accepter. Finalement c'était peut-être une bonne chose. Je pourrais détecter les dysfonctionnements, contrairement aux autres, qui en savaient trop peu pour faire la différence entre le normal et l'anormal. Ils ont cru mes mensonges.

Parce que c'était des mensonges. En vérité, c'est la lassitude qui m'a poussée au Rêve. J'ai passé ma vie à me battre pour qu'un jour ce monde redevienne vivable. J'ai passé ma vie dans une bulle, étrangère au monde que je voulais sauver. A finir par être agacée devant l'émerveillement des nouveaux arrivants du Centre quand ils voyaient une lampe s'allumer. À quoi bon leur dire que nous avions plusieurs groupes électrogènes indépendants, quand ils n'avaient aucune notion de l'électricité, et que ce mot même ne leur aurait rien dit ?

Puis j'ai rencontré Dérel. Je m'en souviens comme si cela venait de se passer. Son regard hagard, ses bras croisés, raidis. Il tremblait. Je lui ai dit de ne pas avoir peur, que désormais il était en sécurité. Et il a décroisé les bras pour déposer doucement sur le sol le corps d'une fillette. Je me souviens comme si cela venait de se passer de la tendre délicatesse de sa main sur la joue de l'enfant. De sa voix chantonnante, tout est fini Mara, tu es en sécurité. Et je n'ai pas eu le courage de dire que cela faisait quelques heures au moins que sa gamine était morte.

C'est là que j'ai décidé de devenir Rêveuse.
Parce que personne ne m'aimait suffisamment pour porter mon cadavre en espérant contre toute raison que je finirai par me réveiller. Parce que j'étais peut-être la meilleure, mais que je ne savais pas aimer comme Dérel aimait. J'ai voulu m'abandonner au Rêve, non pour sauver l'Humanité, mais pour me sauver, moi. Pour apprendre cette confiance totale, cette foi enfantine, pour m'émerveiller devant une lampe qui s'allume.

J'ai reçu les premières injections, j'ai réussi les tests. Mais mon esprit n'a pas accepté la balise. J'ai refusé la présence de Stérya. Pourtant, elle aussi est la meilleure. Formée pour. Capable de gérer toutes les machines, de rester calme en toutes circonstances. Et capble de s'accrocher à vous,  d'être un rappel de réalité au cœur du Rêve, de tirer jusqu'à la moindre parcelle de ce que vous pouvez donner, jusqu'à vous vider de votre sang.
Alors ils m'ont interdit de Rêver. Ils ont choisi Dérel et Alik, et moi, ils m'ont laissée dans cette chambre. Parce que bien sûr, maintenant, je ne suis plus la meilleure.

Et je reste allongée dans le lit, et j'écoute le bavardage futile de mes visiteurs. La femme d'Alik qui va accoucher, Dérel qui a plongé dans le Rêve, Loola qui parle des derniers ordinateurs, dans un langage que je ne comprends plus. Et puis parfois je demande "Parlez-moi de l'Extérieur". Mais la réponse est toujours "L'Extérieur, Rania ? Pourquoi, le Centre ne te plaît pas ? Ecoute, je suis ici maintenant, je ne veux plus en entendre parler. Parlons d'autre chose Rania, veux-tu ?".
Et moi je ne dis pas oui, mais je ne suis plus capable de soutenir une conversation et quand je reviens, le sujet est parti.

J'aime Stérya. Elle est la seule qui reste à mes côtés silencieusement. Sans rien me demander, et sans rien me donner. Pas d'effort à faire. Juste une présence silencieuse et muette.
J'ai dit "Parle-moi de l'Extérieur" et elle a dit "Quand il est mort, il pensait à Delphine". Et j'ai dit, je sais, et pourtant, je ne savais pas avant qu'elle le dise. Mais quand elle l'a dit, je me suis aperçue qu'en fait je le savais. Et elle a dit "ne pars pas tout de suite, Rania, j'aime être assise au bord de ta jetée". Et j'ai dit "je sais", mais en fait je ne savais pas.
Alors je reste là, à la frontière de mon propre esprit, et je regarde l'horizon se brouiller lentement en me demandant si je suis seule à voir que la jetée est vide.

Et un jour, quand j'en aurai assez d'être assise sagement au bord de mon esprit, j'entrerai dans le lac du Rêve, doucement, avec une tendre délicatesse.

Et je m'y noierai.



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Suite : Loola
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M
terrible ...il faudrait que je relise les trois autres, mais je n'ai guère de temps, chère Harmonie ... et puis j'ai repris mon blog voilà un mois à peine, et déjà je m'y use un peuravie de te relire, néanmoins!!bises;)
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H
<br /> Comme tu peux le contaster, moi je ne suis guère active en ce moment.<br /> <br /> <br />
M
Bonne soirée
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H
<br /> Merci, bonne semaine à toi.<br /> <br /> <br />