Ker Ys, III
Ker Ys, I , Ker Ys, II ,
Ecoutez-moi, car je raconte l'histoire très véridique de la fière cité d'Ys et de sa reine Dahut.
Vous êtes assis sur la lande, le soleil vient de se coucher. Le vent souffle et siffle doucement, emmenant avec lui des murmures lointains que vous ne pouvez saisir. Un vieil arbre rabougri étend ses branches, traits sombres dans le ciel nocturne.
Je suis assise sur un rocher, au pied de l'arbre, mais vous ne me voyez pas, car votre regard se perd au loin, sur la mer bleue nuit qui roule au bas de la falaise.
Au temps dont je vous parle, avant que le monde ne change et que la magie ne le déserte pour gagner l'univers de l'imaginaire, s'élevait une cité.
On l'appelait Ys, ou Ker Ys (parfois Is). Elle était alors la plus belle cité du monde, la plus importante, et on chantait son nom jusqu'aux limites du monde connu.
Elle était capitale du royaume d'Armorique, joyau du roi Gradon qui seul en conservait la clef.
Sa fille Dahut (dago soitis en celte, signifiant "bonne magie") y régnait. On la disait pécheresse et cruelle, mais peut-être était-elle simplement la dernière reine celte devant l'intrusion du christianisme...
Quoi qu'il en soit, l'Etranger, l'Homme Rouge, d'aucun dirent le Diable lui-même, causa sa perte. Il vint un soir de tempête et l'hospitalité lui fut accordée.
Le vent soufflait avec rage, la mer tourbillonnait, et les vagues de plus en plus hautes venaient se fracasser sur les murs de la cité. Tous les éléments semblaient pris de fureur, et peut-être était-ce un avertissement...
Devant l'effroi de l'Etranger, Dahut rit et déclara :
"Ne crains rien, inconnu, ce n'est point la première tempête que nous connaissons, l'eau ne peut s'introduire dans la cité, nos murs sont trop hauts et nos portes trop solides."
- Mais si elles s'ouvraient malencontreusement ?
- Alors tu devrais en appeler à la clémence des éléments, car tu n'aurais guère de chance de t'en sortir ! Mais n'aie point d'inquiétude, il n'existe qu'une clef et mon père la porte autour du cou."
- J'aurais cru que seule la maîtresse de la ville était digne d'avoir ce pouvoir, et non point qu'elle le délèguerait à un autre, fût-il son père et un roi."
Dahut le regarda bizarrement mais ne dit rien. Déjà le poison du doute s'était introduit en âme.
Il y eut fête ce soir-là. Gradlon s'enivra et partit dormir. Dahut et l'Homme Rouge s'en furent dans la chambre de la princesse. Mais une fois que leur désir mutuel eût été comblé, alors que l'Etranger s'était endormi, Dahut songea à son père ivre, et à sa clef d'or...
Serez-vous surpris si je vous dit qu'elle gagna silencieusement la couche de son père, et que la précieuse clef changea de propriétaire ? Et pendant ce temps-là, le vent et l'eau n'en pouvaient plus de colère, et les éclairs frappaient si souvent qu'on pouvait y voir comme en plein jour. C'était une nuit de destruction, une nuit où un monde prenait fin.
Nul ne sait qui ouvrit les portes de la Cité.
Non, nul ne le sait même si bien des rumeurs ont couru...
Pour certains, ce serait Dahut elle-même, ensorcelée par l'Etranger. Pour d'autres ce fut lui, l'Homme Rouge, qui vola la clef à sa toute nouvelle maîtresse et provoqua le malheur.
Ce qui est sûr, c'est que nul ne sut jamais qui était cet homme, ni à plus forte raison pourquoi il avait agi... car nul ne le revit jamais.
Et ce soir-là, ce soir de tempête où les éléments étaient en folie, l'eau entra dans la cité, dévasta les maisons, noyant les habitants, hommes, femmes, enfants...
Aucun n'en réchappa.
Dans les hautes tours du palais, Gradlon s'éveilla pour voir la cité s'engloutir. Il courut au seul être qui pouvait l'aider, Morvac'h, le cheval de mer, et l'enfourcha.
Sa fille Dahut parvint à s'accrocher à lui et à monter également sur le cheval.
Et ils fuirent ainsi la cité engloutie, celle qui avait été Ys, la plus belle ville du monde.
C'est alors que Guénolé survint. Il vit Gradlon, il vit Dahut.
" Gradlon ! Gradlon ! Ne comprends-tu pas ? C'est la volonté de Dieu si la cité maudite a été détruite ! Ils étaient païens et Dieu a frappé ! Même ton cheval ne peut te sauver, si tu ne renonces pas à toutes les anciennes coutumes, si tu ne rejettes pas le démon assis derrière toi !"
Ainsi parla Guénolé.
Les vagues roulaient et même Morvarc'h avait du mal à avancer. Alors Gradlon, la mort dans l'âme, poussa sa fille dans les flots.
Au matin, le soleil se leva sur la mer apaisée de la baie de Douarnenez. Plus rien n'indiquait qu'une cité s'était jadis trouvée là. Ses fières tours avaient été abattues.
Gradlon, qui était parvenu à gagner la terre ferme, ne se remit jamais vraiment du cataclysme. Il gagna Quimper, dont il fit sa nouvelle capitale, et renonça à jamais à la religion des celtes.
C'est depuis ce temps-là que la Bretagne s'est couverte d'un blanc manteau d'églises...
Et Dahut, me direz-vous ?
Et bien, elle était magicienne, et née de la mer. Elle devint une sirène, de celles qui sont appelées les mari morgan (mor gan : née de la mer), à l'apparence entièrement humaine.
Elle règne toujours sur Ker Ys, et y emmène les hommes trop rêveurs qui succombent à son chant...
Parfois, sur la lande, quand souffle le vent, on entend encore sonner les cloches de la cité engloutie.