Baudelaire, Une Charogne

Publié le par Harmonie

Une charogne

Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !


Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal

Publié dans Poésies que j'aime...

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R
ah ! ces fameŭ "droits de propriété intellectuelle" ! (petite question à dix francs : c'est lui qui les touche les droit ? humour noir !bien sûr que non, c'est Prosper, oui "Prosper yop-là boum, c'et le chéri des DRM"!) 80 ans après sa mort ça nous poursuit. (si seulement ça pouvait le faire renaître, mais non ! c'est seulement pour les Prosper de l'édition.
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H
<br /> <br /> On peut discuter de la loi sur les droits d'auteur après la mort de l'artiste, certes, mais la législation actuelle étant ce qu'elle est...<br /> <br /> <br /> <br />
R
ce poème Beaudelairien, qui finalement ne fait que reprendre (d'une manière plus choquante, on l'a trîné devant les tribuneaux pour ça) un thème de la poésie classique, me touche beaucoup moins que Aziyadée de Pierre Loti, avez-vous lu le passage, vers la fin où il raconte une visite qu'ils avaient fait tous les deux dans le cimetière d'Eyoub, et assistés à l'enterrement d'une jeune fille ?Et puis il faut aussi lire "Fantômes d'Orien" écrit quelques années plus tard quand il est revenu à Constantinople chercher après la tombe d'Hatidjé (le vrai nom de la vrai Aziyadé, car ce "roman" est en fait une autobiographie).Personne n'a su parler de ces choses-là d'une manière plus émouvante que Pierre Loti.
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H
<br /> <br /> Mais Pierre Loti est trop récent : son ouvre n'est pas libre de droits et je ne peux la partager en ces colonnes...<br /> <br /> <br /> <br />